vendredi 12 novembre 2010

Cerrone, Supernature, 1977 (3/3)

Supernature est l’album mythique de la discographie de Cerrone, vendu à plus de 8 millions d’exemplaires. Ce troisième opus remporte 5 récompenses à la cérémonie des Billboard Awards 1978 (meilleur album instrumental, meilleur artiste masculin, meilleur album, meilleur producteur et meilleur compositeur – lors de la même cérémonie Donna Summer est sacrée meilleure artiste féminine, les Bee Gees, meilleur groupe) et le Golden Globe de meilleur producteur de l’année.

Cerrone III Supernature est un album disco, futuriste, assez inédit et original. Il est très différent des deux premiers albums de Cerrone (Love In C Minor et Paradise) et de ce que la disco a produit jusque là. Engagé, il est composé et enregistré à Londres en pleine explosion du mouvement punk, coécrit avec Lene Lovich, figure marquante de la New Wave, et chanté par une voix aux tonalités définitivement punk, Kay Garner. « Quand j’ai fait Supernature, j’ai forcément été influencé par le côté contestataire, no future, des punks anglais. Je me sentais de toute façon plus proche d’eux que de la soupe disco qui envahissait le dancefloor… » (Cerrone, Op. cit., 2004, p. 111)

Depuis le milieu des années 1970, aux studios Trident de Londres sévit un duo venu de France véritable moteur du disco version Vieux continent. Les Parisiens Marc Cerrone et Alec R. Costandinos, initialement remarqués lorsque les 300 exemplaires de Love In C Minor débarquent par hasard sur les platines new-yorkaises, ont déjà collaborés une première fois en 1972, au sein du groupe Kongas, spécialisé dans l’animation des soirées jet-set de Saint-Tropez. Sur des disques comme Anikana-O et Africanism/Gimme Some Lovin’, Kongas développe un son fusionnant percussions pan-latines, clavier, lignes de basse et vocaux virils. Malgré ce flirt avec la syncope, Cerrone, batteur de formation, compositeur et producteur français, né en 1952 d’un père italien réfugié dans l’Hexagone pour échapper au régime mussolinien, est un ancien musicien du Club Med qui reste attiré par la musique électronique. Quant à Costandinos, de son vrai nom Alexandre Kouyoumdjiam, est né au Caire en 1944 d’un père grec et d’une mère arménienne ; il reste dans l’ombre de Cerrone et a déjà produit des disques pour Andy Williams, Paul Anka et Demis Roussos. Après Supernature, Costandinos prend son envol et produit des groupes tels Love & Kisses et Sphinx & The Synphonic Orchestra. Sa plus spectaculaire production reste l’adaptation de Roméo et Juliette par Love & Kisses (1978), un des premiers albums enregistré sur un 48 pistes.

Lorsque Cerrone débute sa carrière solo au milieu des années 1970, ses compositions puisent dans de nombreuses influences musicales très variées. Le batteur français a été bercé par le son de la musique des clubs, du rock, de l’afro-rock, de la soul et du R&B. Le son Cerrone peut être défini comme une musique d’atmosphère scotchant les gens sur le dancefloor provoquant en eux une transe en les maintenant le plus longtemps possible dans cet état. Le « roi du disco » adore les violons de Barry White, les cuivres de Chicago et les orchestrations du Philadelphia sound. Il aime aussi le son nouveau et complètement expérimental du groupe allemand Kraftwerk, qui connaît son premier succès avec une étonnante ballade robotique Autobahn (1974). Il écoute également beaucoup les Pink Floyd et Tangerine Dream, musique d’atmosphère par excellence.

Dès 1976, Cerrone entame une collaboration fructueuse avec Alain Wisniak avec qui il co-écrira et co-réalisera ses plus grands succès : les albums Cerrone's paradise, Supernature, Cerrone V Agelina ,Cerrone VI Panic, Cerrone VIII Back Track.

Par ailleurs, le titre Supernature est composé en pleine période d’expérimentation des synthétiseurs. Les firmes qui les fabriquaient cherchaient alors des artistes pour les tester. Supernature est produit avec l’un des tout premiers synthés, l’Odyssey Arp qui offre toute la dimension futuriste à la musique de Cerrone.


Cerrone: Supernature (Original 1977)
envoyé par cerroneofficial. - Regardez d'autres vidéos de musique.

Le clip de Supernature est coréalisé par Cerrone et Rémy Grumbach. La vidéo s’ouvre avec la vue d’une salle d’opération chirurgicale et un cadavre humain écorché allongé sur une table d’opération. Cerrone surgit ainsi que trois étranges créatures. Ce décor, également celui de la pochette de l’album, correspond à une salle de la clinique de Choisy-le-Roy, et la table d’opération serait celle sur laquelle a été mis au monde le premier fils de Cerrone deux ans auparavant.

Puis un paysage complètement lunaire, assez étrange, apparaît évoquant un « après » catastrophe nucléaire. Des rescapés de l’apocalypse escaladent des collines à moitié nus. Cerrone arrive en Rolls pour jouer de la batterie au fond du cratère. La scène est tournée dans les carrières de Mantes à quelques dizaines de minutes de Paris.

Enfin, un dernier décor en total contraste surgit : celui d’un jardin d’Eden, très proche de ceux peints par le Douanier Rousseau, également présent à l’intérieur de la double pochette de l’album. Il s’agirait de jardins exotiques d’Auteuil. Cerrone est entouré de créatures mutantes, mi-hommes, mi-bêtes.

A travers Supernature, le « roi du disco » propose une réflexion sur son époque tourmentée. Le titre est composé en octobre 1977. Les deux mois précédents meurent Elvis Presley et Maria Callas. Le 20 octobre, la presse européenne annonce la macabre découverte, près du Mulhouse, du cadavre du patron des patrons allemands (et ancien SS) Hans Martin Schleyer, enlevé par un mois plus tôt par la Fraction Armée Rouge (RAF). L’exécution de Schleyer intervient au lendemain de l’annonce du prétendu suicide collectif dans leur cellule respective d’Andreas Baader, de Jan Carl Raspe et de Gudrun Ensslin, têtes pensantes de la bande à Baader, détenus en prison depuis 1972 et dont la RAF tentait d’obtenir la libération en utilisant Schleyer comme monnaie d’échange. Durant le mois d’octobre, un laboratoire de recherche britannique annonce la naissance du premier bébé-éprouvette pour juillet 1978. En Italie, un peu plus d’un an après la catastrophe de l’usine chimique de Soveso (Lombardie), des chercheurs révèlent de nouveaux effets néfastes pour la santé des habitants de la région. Quatre ans plus tôt, l’ère des OGM débute à la suite des travaux de deux scientifiques américains Stanley Cohen et Herbert Boyer. L’heure est aux débats sur les questions d’éthique à un moment où les Etats-Unis, traumatisé par la guerre du Vietnam, laissent l’URSS mener sa politique d’expansion.

Cette réflexion s’inscrit à un moment où la frontière entre la réalité et la science fiction semble de plus en plus ténue. En 1977, le Concorde, avion supersonique, propose des vols commerciaux depuis un an. Prendre l’avion est une pratique qui s’ancre dans les sociétés occidentales. Si la conquête spatiale connaît une pause, elle fascine toujours autant et inspire le Septième art d’autant qu’en 1969, l’homme a marché sur la Lune. Au cinéma, en moins de dix ans, on est passé de la poésie psychédélique futuriste de 2001, l’odyssée de l’espace au quasi-réalisme de La Guerre des étoiles. Les héros ne se perdent plus dans l’espace, ils boivent des verres avec les extraterrestres sur de la musique disco…

« C’était une époque charnière où les progrès techniques et scientifiques étaient à la fois fascinants et effrayants. Je pense que l’être humain, depuis toujours, ne doit son salut qu’à sa propre capacité à se « reformater » à chaque fois qu’il lui est nécessaire de le faire. Si jusque-là le rythme des reformatages était relativement supportable, il s’était soudain emballé à un point tel que l’homme n’avait plus d’autre choix que de devenir une « supernature » s’il voulait soutenir al cadence effrénée de reformatages qui lui était imposée. Lorsque je suis arrivé à Londres, et que j’ai retrouvé Lene Lovich pour discuter des textes des morceaux de mon nouvel album, je lui ai dit que je voulais faire une chanson qui fasse allusion à ce thème. A l’époque, j’étais toujours très influencé par des groupes comme Pink Floyd, Tangerine Dream. Je suis certain que dans ces années-là, tous ceux qui avaient lu H.G. Wells, père de la science-fiction moderne, avaient l’impression que ses romans qui dataient de la fin du XIXe s. étaient prémonitoires… Je n’ai pas été le seul cette année-là, à m’être souvenu du scénario de L’île du docteur Moreau, roman qu’il a écrit en 1896… Je crois que le film de Don Taylor, adaptation du roman, avec Burt Lancaster, Michael York et Barbara Carrera est sorti pratiquement en même temps que Supernature. L’histoire de L’île du docteur Moreau est celle d’un savant fou qui vit sur une île perdue dans le Pacifique et qui, à force de passer son temps à greffer des membres d’animaux sur des corps humains et vice-versa, réussit à créer des créatures mi-hommes mi-bêtes. La fin du docteur Moreau est tragique… et la morale de l’histoire, au premier degré, c’est que l’homme est puni pour son désir de puissance et parce qu’il a voulu se substituer à Dieu. Le vrai message de Wells est bien plus humaniste que puritain : il sait que la science permettra un jour de transformer la matière, y compris la matière vivante, et pense qu’il est temps de réfléchir à l’éthique de telles pratiques. En 1978, moins de cent ans plus tard, la fiction était devenue réalité. L’homme, lui, n’avait toujours pas pris le temps de réfléchir aux conséquences de ses actes. » (Cerrone, Op. cit., 2004, p. 106).

Supernature (Cerrone/Wisniak)

© 1977 Malligator Productions

Once upon a time
Science opened up the door
We would feed the hungry fields
'Til they couldn't eat no more
But the potions that were made
Touched the creatures down below
And they grew up in a way
That we'd never seen before

Supernature, Supernature
Supernature, Supernature

They were angry with the man
'Cause he'd changed their way of life
And they take their sweet revenge
As they trample through the night
For a hundred miles or more
You could hear the people cry
But there is nothing you can do
Even God is on their side

Supernature, Supernature
Supernature, Supernature

Gods will break the ice, and throw it in the air
The creatures will decide who goes where

How can I explain?
Things are different today
Darkness all around, no one makes a sound
Such a sad affair, no one seems to care

Supernature, Supernature
Supernature, Supernature

Better watch out, there's no way to stop it now
You can't escape, it's too late
Look what you've done
There's no place that you can run
The monsters made, we must pay

Maybe nature has a plan
To control the ways of man
He must start from scratch again
Many battles must he win
'Til he earns his place on earth
Like the other creatures do
Will there be a happy end?
Now that all depends on you

Supernature, Supernature
Supernature, Supernature
Supernature, Supernature
Supernature, Supernature

L’album reflète son époque. Sombre sur la face A, la face B beaucoup plus légère se compose de trois titres. Elle débute avec l’incontournable Give Me Love,


Cerrone: Give Me Love
envoyé par cerroneofficial. - Regardez la dernière sélection musicale.

Réalisé par G Barier, ce clip introduit l’usage d’effets qui deviendront aussi typiques du mouvement Disco : superpositions d’images par incrustations d’étoiles et de cœurs, de Losanges aussi. On y retrouve aussi, comme dans la plupart des clips de Cerrone, la fameuse batterie LUDWIG, en plexi coloré, qui avait été faite sur-mesure par Ludwig à l’époque.

Supernature

Face A : Supernature, Sweet Drums, In The Smoke.

Face B : Give Me Love, Love Is Here, Love Is The Answer.

Bibliographie sélective :

Cerrone, … Et pourquoi pas la lune !, Paris, Jacques-Marie Laffont Editeur, 2004, 288 p.

Philippe Chassaigne, Les années 1970. Fin d'un monde et origine de notre modernité, Paris, A. Colin, 2008, 367 p.

Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, Histoire culturelle de la France, Tome 4 : Le temps des masses. Le vingtième siècle, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 2005, 505 p.

Peter Shapiro, Turn The Beat Around. L’histoire secrète de la disco, Paris, Editions Allia, 2008, 428 p.

& le double DVD Cerrone Culture The Complete Video Anthology, 2004, Malligator Productions