jeudi 10 juillet 2008

Le Caravage, L'Annonciation (v. 1608)

Le Caravage, Annonciation, v. 1608, huile sur toile, 241 x 205 cm, Musée des beaux arts de Nancy.

Cette toile du « peintre maudit » Michelangelo Merisi, dit Le Caravage (1571-1610), appartient aux dernières œuvres léguées par l’artiste. Si la vie du Caravage demeure assez mystérieuse, trois faits de son existence tumultueuse, en raison de sa participation à de nombreuses rixes tout au long de sa vie, sont absolument certains : les documents judiciaires romains de 1600 à 1606, date à laquelle il s’enfuit de Rome accusé de meurtre, condamné à l’exil par le pape Paul V Borghèse ; l’estafilade qu’il reçoit en 1609 à Naples ; et enfin sa mort à Porto Ercole en 1610, à l’âge de trente neuf ans, alors qu’il tente désespérément de retourner à Rome.

Cette annonciation est peinte pendant son dernier périple, de sa fuite de sa prison de Malte à sa mort qui le conduit chez des amis protecteurs de la Sicile à Naples, avant te tenter de rejoindre Rome. Cette œuvre religieuse succède à La décollation de Saint Baptiste réalisée pour l’oratoire de la cathédrale Saint Jean de Malte où il a trouvé refuge pour un temps (1608), L’enterrement de Sainte Lucie, une commande pour une chapelle à Syracuse (1608), La résurrection de Lazare peinte pour un riche négociant de Messine et d’origine génoise Giovan Battista de’ Lazzari (1608), L’adoration des bergers produite pour le maître autel de l’église Santa Maria de la Concezione de Messine (1609).

Elle précède une Nativité avec Saint Laurent et Saint François commandée par le sénat de Palerme pour l’offrir aux franciscains (1609), Salomé avec la tête de Saint Jean Baptiste (1609) offerte au grand maître de l’ordre de Malte Alof de Wignacourt pour apaiser sa colère suite à son évasion de La Valette, voire pour obtenir son pardon, un portrait de Saint Jean Baptiste (1610), pour le cardinal Scipione Borghese, dernier et flamboyant protecteur, qui voyait en cette commande une « monnaie d’échange » pour son intervention auprès de son oncle, le pape Paul V, afin d’obtenir la grâce de sa condamnation à mort, & le Martyre de Sainte Ursule (1610) exécuté pour le prince Marcantonio Doria, fils du doge Agostino Doria…

La datation et les origines exactes de cette annonciation suscitent encore interrogations et débats. Un consensus est établi pour une réalisation entre 1608 et 1610. La ressemblance avec le portrait de Sainte Ursule, dont la date est connue, témoigne qu’il s’agit bien d’une œuvre tardive. En effet, l’artiste semble s’être inspiré du même modèle pour peindre Marie et Ursule. De plus, la composition et les couleurs de la toile sont caractéristiques de la manière tardive du Caravage suivant la fuite de Malte.

Dans la dernière biographie française du Caravage par Gérard-Julien Salvy (Gallimard, 2008, p. 276-277), cette annonciation est évoquée comme une commande du cardinal Ferdinando Gonzaga, dont l’intervention auprès du pape a été déterminante pour obtenir la grâce du peintre. Le tableau (réalisé lors du séjour à Messine ?) serait ensuite offert à la primatiale de Nancy, inaugurée en 1609, par Henri II de Lorraine, qui avait épousé Marguerite de Gonzague, sœur du cardinal commanditaire initial. D’autres origines existent mais aboutissent toutes à la primatiale de Nancy. L’œuvre endommagée et inachevée est généralement datée de 1609.

Les caractéristiques du style tardif du Caravage sont identifiables à travers la toile. Ainsi peuvent être observer, la tendance à aligner les personnages sur un même plan, l’éclat des rouges et de l’or en contrepoint de quelques touches de blanc, la gamme de couleurs où dominent les bruns, avec le contrepoint la tunique bleue de Marie, les accents de lumière sur la tunique de Gabriel...

La composition simple et la conception synthétique, sans accentuation des ombres et avec une répartition des protagonistes selon une ligne diagonale soulignent des choix iconographiques épurés. En conformité avec l’esprit du Concile de Trente, le message apparaît clairement avec austérité. Le retour aux sources de la composition s’accompagne de la disparition de nombreux détails tels la colombe du Saint Esprit, le Livre… Seuls les symboles nécessaires ont été retenus tel le lys, symbole traditionnel de la Vierge. Le décor, limité à un fauteuil et à un lit désordonné, évoque la vie quotidienne de la Vierge. Ainsi l’association profane-sacré facilite l’identification, procédé déjà éprouvé par l'artiste dans sa Madone aux pèlerins (église Saint Augustin, Rome, 1603-1605).

Le clair obscur s’inscrit dans la continuité de Léonard de Vinci (Saint Baptiste), de l’école lombarde et du ténébrisme. La diagonale qui traverse de gauche à droite de haut en bas la toile s’inspire des maniéristes et de Tintoret. Elle aligne l’ange Gabriel dominant la partie supérieure du tableau. Le messager de Dieu reflète la lumière avec sa tenue blanche, couleur de la Vierge et de la pureté.

La lumière vient d'en haut à gauche, comme dans la plupart des Annonciations. Ce qui tranche radicalement avec l'iconographie traditionnelle tient dans le fait que la scène, éclairée comme depuis un soupirail, dévoile au spectateur le divin colloque sous le mode iconoclaste de l'accidentel. Qui plus est, le rayon qui frappe le dos blafard de l'Ange (rosissant seulement au coude) relègue dans l'ombre (hormis l'ourlet de l'oreille) un visage que de nombreux peintres auraient mis, au contraire, un point d'honneur à représenter. Scandaleuse manière de célébrer la rencontre de Marie avec le Verbe pour les détracteurs du peintre, qui, a l'instar de Nicolas Poussin, considéraient que Caravage, décidément, était «venu pour détruire la peinture ». Toutefois, si le visage de Gabriel n’est pas visible, c’est peut-être pour davantage mettre en valeur le visage de la Vierge. En effet, la technique usée ici vise ainsi le spectateur à porter naturellement son attention sur la Vierge. L’absence de figure peut aussi correspondre à une volonté de ne pas peindre le visage de Dieu présent dans la toile et symbolisé par la nuée située en bas à gauche.

En fait, les choix de Caravage traduisent une vision totalement renouvelée du message évangélique. C'est a une petite juive pauvre que rien, à priori pouvait distinguer du commun des mortels, que Dieu s'adresse, arrachant Marie à l'obscur destin qui aurait du être le sien. Cette Annonciation que l’éclairage minimisé de la scène condamne en principe à rester inconnue, brille d'une discrète phosphorescence : bien que dépourvue d'auréole (Caravage ne prise guère ce symbole) le profil de Marie semble échappé de quelque fond doré du Trecento.

L'Ange est donc descendu à la rencontre de la Vierge, confinée dans cette sorte de chambre souterraine, mieux, il s'enfonce vers elle dans cette nuit épaisse où l'humanité s'agite depuis le Péché Originel. Pour Robert Ajami, L'Annonciation de Michelangelo Merisi participe d'une vision symboliste avant la lettre. " Réunis dans un espace indéterminé, Marie et Gabriel, qui se donnent à nous comme des formes gagnées sur l'ambiance enténébrée qui les enveloppe, flottent comme flottent les images charriées par les rêves. Or, si nous pouvons immédiatement mettre un nom sur la scène en question, nous ne savons que penser de la nature de la représentation proprement dite. Doté d'ailes dont la substance n'est qu'une reformation de l’image qui l'accompagne, Gabriel est-il autre chose que le songe de Marie ? Dans la plus pure tradition de l'esprit baroque. Marie rêverait ainsi qu'elle s'est levée (le lit à l'arrière plan est défait) pour recevoir le messager céleste. A moins que ce ne soit, au contraire, Gabriel qui "invente" ici Marie, sommée d'apparaître entre les obliques que constituent son bras et le linge domestique étalé sur la corbeille d'ouvrage, au sol... " (http://www.faisceau.com/ann_cara.htm )

Le dramatisme domine la toile, souligné par le style tardif du peintre, par la tristesse existentielle et l’acceptation muette du destin, et par un pessimisme ambiant qu’aucune lueur d’espoir ne vient soulager. L’effet de dramatisation est renchéri par la concentration dans l’image des trois moments clés du christianisme : l’annonciation, l’incarnation et la passion. Cette simplification s’inscrit dans le cadre du développement d’une religion du sensible, conséquence des réformes qui ont touché la chrétienté occidentale au XVIe siècle. Selon Daniel Arasse, dans la version picturale du Caravage, "la structure repose sur le contraste violent de la lumière et de l’ombre et sur l’équilibre dynamique des corps. Aucune construction géométrique de l’espace ne vient plus cadrer la composition. La force de rupture de la révolution caravagesque est d’autant plus sensible qu’on y retrouve de nombreux éléments élaborés par les peintres du XVIe siècle. La Renaissance est terminée " (L’Annonciation italienne, 1999).

Suite au 400e anniversaire de la mort du peintre, une exposition rétrospective a été organisée à Rome aux Ecuries du palais du Quirinal. A cette occasion la toile de l'Annonciation, concluant l’exposition, a été restaurée. Cet anniversaire a donné lieu à de nombreuses publications. En langue française, nous retiendrons celle de Rossella Vodret, l'une des commissaires de cette exposition exceptionnelle (Caravage, 2010, Milan, Silvana Editoriale, 216 p.). A paraître prochainement sur ce blog un post complémentaire.

Retrouvez également sur ce blog, la présentation d’une autre Annonciation dans le post du 14 mars 2008 intitulé "D.G. Rossetti Ecce Ancilla Domini (1850)"

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Nicolas Poussin n'était pas un détracteur du Caravage. L'assertion "est venu pour détruire la peinture" doit être lue sous un tout autre jour. Celui d'une liquidation de l'idée même d'un ordre aussi bien dans l'homme que dans l'univers. La peinture du Caravage s'inscrit non dans une volonté naturaliste mais dans une tentative de transcendance négative du réel. Dès lors lorsque Nicolas Poussin s'exclame que le Caravage est venu pour détruire la peinture, ce n'est que dans cette perspective là : soit la peinture de l'abîme comme négation de la peinture de l'intelligible.
Nicolas Poussin est l'un des seuls à avoir compris la peinture du Caravage